[retour au menu]



LA BROCANTE DE MAILLOUCKZ

« Bonjour Piacto, nous sommes le mardi 6 Juin de l’année 2158 et il est exactement 06h00. La compagnie Bank-For-You vous remercie pour vos douze heures d’implication consécutives et vous demande maintenant de vous déconnecter. Passez une bonne journée. »

C’est le message d’une douce voix humanoïde que j’entends chaque matin dans mon casque après une nuit de travail.

Cela fait deux ans que je travaille la nuit pour Bank-For-You. Une banque réservée aux personnes fortunées domiciliées sur Mars. Je ne peux pas dire que j’adore ce travail mais j’y trouve des avantages, au moins celui de profiter un peu de mes journées.

Tous les matins, à 6h02, je place la face antérieure de mon poignet droit sur mon “module de vie” fourni par la mairie de Maillouckz afin d'ingérer mes vitamines et de charger mon programme de sommeil quotidien. Un “module de vie” est un boîtier fixé dans tous les logements de la ville. Muni d’un écran tactile d’une vingtaine de centimètres de longueur et de dix centimètres de largeur, il sert à tout. Se nourrir, travailler, dormir, et accessoirement être surveillé par les autorités.
Ma vraie journée ne commence qu’à 12h03, une fois que ce fameux programme de sommeil prend fin. Je peux alors essayer de profiter de ma vie jusqu’à 17h59, une minute avant mon heure de connexion, et le démarrage d’une nouvelle nuit de travail.

Maillouckz est une ville immense et sombre tellement les immeubles sont hauts. Mon appartement de 16m² est au 147ème étage d’une tour calme et sans âme. En 2139, Maillouckz est passée sous gestion Covienne. Depuis, tout a changé, tout est devenu austère. Olivier Covien, politicien décrié, impose ses règles depuis maintenant 19 ans. Urbanisation à outrance, déshumanisation des services municipaux et des commerces, barrières et gardes aux entrées de la ville, la vie ici est devenue difficile. J’aurais tant aimé vivre au siècle précédent.

J’ai chez moi quelques romans ou livres illustrés relatant de l’histoire de la région, et de la façon dont vivaient les habitants. Maillouckz s’appelait même Maillant-sur-Laseille. La Laseille était une rivière assez large et très appréciée. Ce petit fleuve traverse toujours la ville aujourd’hui mais n’est visible à aucun endroit car entièrement recouverte d’immeubles. Une sorte de rivière souterraine ne servant à priori qu’à évacuer les déchets.

Pour me déplacer dans Maillouckz, je n’ai pas de véhicule. Les autodrônes sont trop chères et en plus je n’ai pas mon permis. J’ai bien eu une overtrot’ l’année dernière mais je l’ai revendue. Les pistes étant sur quatre niveaux, je trouvais ça trop dangereux. Je ne suis déjà pas fan des changements de trottoirs à 40 mètres de haut en tant que piéton, alors encore moins en overtrot’. Je préfère me déplacer à pied et en transports en commun, le ticket de drônotram n’est pas cher et il y a des stations dans toute la ville.

Ici, dans le but de faire des économies, la majorité des habitants portent la tenue fournie par la mairie. Celle-ci n’étant heureusement pas obligatoire, je préfère porter mes propres vêtements. Ce n’est pas que je n’aime pas cet ensemble gris et bordeaux, il est confortable, mais disons que j’apprécie le fait de pouvoir conserver un minimum de personnalité, ne serait-ce que par la couleur et le style de mes fringues.

Certaines boutiques du centre-ville réussissent à importer des vêtements anciens, d’autres ont leurs propres ateliers et fabriquent des répliques de vieux jeans ou autres. J’ai chez moi quelques livres de l’époque 70’s, comprenez les années 1970, et j’adore le look de cette période. Je suis souvent à la recherche de vêtements de ce style, et régulièrement habillé comme ça. Les gens qui portent leurs propres vêtements aiment discuter dans la rue et échanger sur leurs boutiques préférées.

Il y a deux jours, j’ai vu au loin un groupe de quatre personnes habillées un peu comme moi, mais dans des tons plus colorés, et un peu comme si on était en plein été. J’ai trouvé ça très surprenant car la température à Maillouckz est de 16°C toute l’année. Depuis l’hyper urbanisation et le dérèglement climatique, les saisons ne se perçoivent qu’à la lecture du calendrier. La météo est devenue uniforme. Un peu comme si l’on vivait sous une cloche. J’ai d'ailleurs vu un très vieux film, qui était peut-être précurseur en fait, cela s’appelait The Truman Show.

Bref, j’ai essayé de suivre ces quatre personnes, mais entre les angles de boulevards et les trottoirs à niveaux, je les ai perdues.

Le 15ème arrondissement de la ville est mon préféré, il y a pas mal de boutiques de fringues et surtout des livreries. Celles-ci ne vendent pas les livres, mais on peut les consulter sur place. Une s’appelle même La Bibliothèque. À une époque, on pouvait consulter des livres dans ces endroits appelés bibliothèques, et même les emprunter. Il parait qu’il existait une bibliothèque secrète près d’une fontaine à Maillouckz il y a plusieurs siècles.

Je passe pas mal de temps dans ces livreries, j’y apprends plein de choses sur l’histoire et j’y rencontre surtout des gens sympathiques et intéressants. Les bars ou les restaurants ont disparu depuis des années. Je crois même que le mot restaurant est tombé en désuétude depuis que l’alimentation se fait par électroveine.

C’est justement à La Bibliothèque que je viens d’arriver aujourd’hui. Maya, la livrère a reçu de nouveaux livres avec plein de photos du 20ème siècle. Je lis un livre sur la baignade. On y découvre les plages, les piscines, les rivières et autres lacs dans lesquels les gens se baignaient pour se détendre et nager. La gestion Covienne interdit toute baignade aujourd’hui. L’eau est même quasi inexistante dans notre quotidien. Ce qui s’appelait jadis la toilette se fait par électroveine aussi.

En feuilletant ce nouveau bouquin, Le bonheur de l’eau, je tombe sur des photos où les gens sont habillés exactement comme ceux que j’ai aperçus la dernière fois. Pantalons au-dessus du genou et hauts à bras nus avec des cols. Je montre les photos à Maya et lui demande si on ne peut pas se procurer ce genre de vêtements à Maillouckz. Elle en a aussi déjà vu, mais ne se rappelle pas où exactement. En tout cas, elle ne connaît aucun atelier capable de fabriquer ces vêtements. A bien y réfléchir, elle se demande si ce n’est pas en allant voir sa sœur dans le 2ème arrondissement qu’elle n’aurait pas vu ces personnes en short et tee-shirt. Ce soir là, je quitte Maya avec pour objectif du lendemain, le 2ème arrondissement.

Mercredi 7 juin, 12h05, go ! Après 1h30 de drônotram, j’arrive enfin dans le quartier ciblé. Je crois que je n’étais pas venu ici depuis deux ou trois ans. Ça a bien changé. Les immeubles sont désormais uniformes et les boulevards se sont industrialisés. Il y a un fabriquant de capsules de sommeil tous les 30 mètres, je me demande ce que je fais ici. C’est sombre. Propre, mais tellement sombre. J’arpente les rues une à une dans l’espoir de trouver un magasin de vêtements, une livrerie, ou un atelier qui fabrique des fringues d’été. Un employé communal, reconnaissable à sa tenue rouge floquée Empire Covien, me parle d’une petite boutique colorée coincée entre deux ateliers de capsules. Je tente de la trouver.

La Brocante de Maillant-sur-Laseille. Je n’en reviens pas. Comment ai-je pu passer à côté de cet établissement qui semble juste magique ? Comment ne pas connaître cette pépite ? Je lis sur la devanture que cette boutique à ouvert le 1er juin 2158. OK, je comprends mieux.

Incroyable. Des objets anciens tels que des appareils pour cuisiner, des skateboards, des jeux-vidéos, des raquettes de tennis, et autant d’objets, tels que celui qui ne s’intéresse pas au passé, en ignore l'existence. Mais ce qui me surprend le plus dans ce petit espace rempli jusqu’au plafond, c’est le journal de la commune de Maillant-sur-Laseille mis à disposition à la lecture. Le journal du 7 Juin 1978. Soit un bond en arrière de 180 ans jour pour jour ! Je salue le patron. Tom est super fier de son magasin et je le comprends. Je lui demande s'il a d’autres journaux, il me confirme qu’il a ceux des six jours précédents.

Pas le temps de passer dans la petite pièce d’à côté où sont entreposés les habits, je reviendrai demain, je dois filer.
Ce jour-là, je sors quasiment en même temps qu’un homme justement habillé en tenue d’été. Je ne l’avais même pas vu dans la boutique !
Hagard, étourdi, fasciné, enthousiaste, je rejoins mon appartement avec une seule idée en tête : revenir demain.

Jeudi 8 juin, 12h05. À nouveau 1h30 de drônotram et me voici de retour dans La Brocante de Maillant-sur-Laseille. Après avoir discuté pendant près d’une heure avec Tom, lu les journaux des jours précédents et surtout celui du jour, je décide d’aller explorer la pièce qui me fait le plus envie, la salle aux vêtements. Cette pièce n’est pas immense, elle fait probablement autour de 50 m² mais déborde de pantalons, de robes, et de tee-shirts. Tout est coloré, personnalisé, stylisé, c’est magnifique. Au moment où j'arrive dans la pièce, deux jeunes personnes entrent dans la cabine d’essayage située à l’autre extrémité de la pièce. J’entends leur enthousiasme à leur intonation de voix. J’avoue que c’est tellement excitant de découvrir ce trésor.

« Dis-moi Tom ? Je peux essayer un ou deux jeans ? »
« Bien sûr ! Fais-toi plaisir ! Il y a une cabine d’essayage tout au fond de la pièce ! »

Je prends le temps de savourer. Je regarde en détail chaque pantalon, chaque chemise, j’ai tellement d’images vues dans les livres qui me reviennent en tête. Je choisis 4 jeans et file à la cabine d’essayage. Je crois qu’étant tellement absorbé par ma quête, je n’ai même pas vu les deux jeunes en ressortir. Quelle chance d’avoir découvert ce magasin !

« Allez, je craque ! Je t’achète un jean ! » Je hurle à Tom de la cabine !
« Ok ! Je t’attends à la caisse ! Ha ha ha ! »

Buffalo ! Je viens de m’acheter un jean Buffalo de 1976 ! Il est splendide !

C’est au moment même de payer, que les deux jeunes de la cabine d’essayage réapparaissent derrière moi.

« A notre tour de régler Tom ! Et on en a pour notre argent une fois de plus ! C’est vraiment magique ici ! »
« Pas de souci les jeunes ! Je finis avec Piacto et je m’occupe de vous ! »

« Ça alors ?! Vous étiez où ?? Il y a une cave dans la cabine d’essayage ou quoi ?! » Je leur demande en rigolant.
« Presque !! » me répondent-ils en riant aussi.

J’avoue que je suis un peu perplexe… Hier je suis sorti de la boutique en même temps qu’un homme que je n’ai pas vu pendant tout le temps où j’étais à l’intérieur, et aujourd’hui, deux jeunes sont eux aussi quasiment invisibles dans le magasin pendant presque une heure.

Pas question de rentrer directement, je fais le crochet par le 15ème pour aller montrer mon Buffalo à Maya.

« Salut Maya ! Comment vas-tu ? Regarde un peu ce que j’ai trouvé ! Un jean de la marque Buffalo authentique de 1976 ! »
« Il est magnifique ! Tu as fini par dénicher la boutique dont on avait parlé ?! »

Je lui raconte alors mon périple, le magasin, les journaux de 1978, l'accueil de Tom et aussi des gens que je vois sortir mais que je ne vois pas dans la boutique. Maya ne travaille pas demain, nous irons ensemble.

Retour à mon appartement, repas du soir frugal par électroveine, une nuit de travail pour mon employeur adoré, module de sommeil, et il est à nouveau 12h05. Nous sommes le vendredi 9 juin de l’année 2158, je dois retrouver Maya à 14h00 à la station de drônotram’ Belle-Vie. Normalement, nous serons à la brocante en cinq ou dix minutes de marche.

Maya est lookée aujourd’hui ! Comme toujours en fait. Elle aussi adore le style rétro. Elle porte parfois des vêtements de couleur noire dans un style qu’elle appelle gothique… J’avoue que je ne connais pas trop, elle m’a dit que c’était une mode assez répandue chez les jeunes dans les années 1990-2000. C’est assez atypique et elle ne passe pas inaperçue.

« Salut Tom ! Comment vas-tu ? Je te présente Maya ! Elle est livrère dans le 15ème et tient la livrerie appelée La Bibliothèque ! »

Le courant passe tout de suite. Tom adore les livres anciens et tombe littéralement amoureux du look de Maya. Quant à elle, elle tombe amoureuse de la boutique de Tom. Bref, on discute tels trois passionnés de la vie d’avant, jusqu’à ce que deux personnes arrivent au comptoir pour payer leurs emplettes. Vous me voyez venir, encore des gens que je n’avais pas vu dans le magasin durant notre discussion. Ces deux personnes quittent la boutique et nous nous retrouvons à nouveau tous les trois.

« Dis-moi Tom ?! J’ai deux petites questions à te poser. »
« Je t’en prie, tu passes tes journées ici depuis trois jours, tu es un habitué désormais ! Je t’écoute Piacto. » Dit-il en riant.

« Comment arrives-tu à te procurer chaque matin le journal du jour avec un décalage de 180 ans ? Et ma 2ème question, il y a vraiment une cave sous la cabine d’essayage ? »

Tom rigole et ferme à clé l’entrée du magasin.
« Je verrouille 2 minutes, venez avec moi. »

A cet instant, Maya et moi nous regardons avec un brin d’inquiétude assez palpable. Nous suivons Tom dans la pièce où sont exposés les vêtements. Tom tire le rideau de la petite cabine d’essayage. Il n’y a ni porte, ni escalier. Juste un miroir au fond et un porte manteau sur la droite.

« Alors les amis ?! Surpris ?! » Tom sourit en nous regardant et ajoute :
« Vous avez lu le journal du jour ?! Celui du 9 Juin 1978 ? J’espère que vous avez regardé la météo car il était annoncé grand soleil ! J’espère aussi que vous aimez la campagne ! »

Maya se retourne et voit un module de vie fixé au mur côté rideau.
« Tu as été obligé d’installer un module de vie ici ? C’est fou ça ! Je n’en ai pas dans mon magasin moi ! »

Tom lui répond alors, toujours en souriant.
« C’est là toute la subtilité de cette cabine Maya ! Alors non, ce n’est pas un module de vie, mais tu as raison, esthétiquement, c’est une copie parfaite ! Ce module est fabriqué par des amis, et c’est un module type MSTP pour Module Spatio-Temporel, et celui-ci est un modèle A180-J. Ce module permet, et c’est là le clou du spectacle, de retourner 180 années en arrière, au jour près ! Et à l’endroit exact de son emplacement ! »

Maya et moi sommes sidérés ! Tout s’explique !

Tom éclate de rire !
« Et non, il n’y a pas de cave sous cette cabine d’essayage, car nous sommes au-dessus de la Laseille ! Si vous vous sentez prêts, vous pouvez en une fraction de seconde vous retrouver sur les bords de la Laseille, le 9 juin 1978 ! Ça vous tente ?! »

Maya me regarde et cligne des yeux avec un sourire qui en dit long sur sa réponse. Entre angoisse et excitation, je suis bien évidemment du même avis, ce serait une folie de refuser.

Tom ajoute : « Les seules choses que je vous demande sont, votre discrétion totale sur le sujet car je suis le seul à révéler l'existence de ce module. Et deuxièmement, de venir de temps en temps le matin pour aller chercher le journal en 1978. Le café est offert sur place ! Allez, je vous laisse ! Bonne balade et à tout à l’heure, je vais rouvrir la boutique ! Pas plus d’une heure les amis, et n’oubliez pas de rentrer ! Le module pour le retour se situe derrière le rocher à l’endroit exact où vous arriverez ! »

Maya et moi sommes désormais tous les deux dans cette petite pièce. Elle relève la manche droite de sa chemise afin de libérer son poignet tout en me tendant sa main gauche que je serre fortement. Le silence est total. Elle approche alors son poignet du module alors que nous fermons les yeux simultanément.

« Salut ! »
Maya et moi ouvrons les yeux. « Euh… Bonjour… »

Nous venons de répondre à deux personnes qui marchent sur un petit sentier gravillonné. Nous les regardons s’éloigner. Le rocher est là, derrière nous.

Le soleil nous brûle les yeux, le ciel est d’un bleu que nous ne connaissons qu’à travers des photos. Nos oreilles entendent des sons que notre cerveau a du mal à identifier tels que l’écoulement de la rivière ou encore celui des oiseaux. Des odeurs de fleurs, la sensation d’un léger vent sur le visage. Tout est à peine croyable. Nous restons figés plusieurs minutes à profiter de ces sensations totalement nouvelles pour nous.

Nous faisons alors nos premiers pas le long de cette rivière. Aussitôt Maya se met pieds-nus afin de sentir l’herbe sur sa peau. Nous sommes en pleine campagne comme nous a dit Tom. Maillant n’est pourtant qu’à 1 km, mais peu importe, nous avons l’impression d’être au cœur d’un espace vierge de tout urbanisme.

C’est à peine à plus de 50 mètres du rocher que nous nous asseyons. Non loin de nous, une famille est venue passer l’après-midi au bord de l’eau. Les enfants jouent, courent, crient, certains montent dans les arbres.
Un homme fait des allers-retours sur un tracteur dans son champ sur la rive d’en face. Nous découvrons en réel tout ce que nous avons vu en photos.

Alors que Maya s’endort, bercée par la douceur de cet endroit magique, je me remplis de ce que je vois et de ce que je ressens. Cette heure passée à la campagne est certainement, à ce jour, la plus belle heure de ma vie.




Tous droits réservés - Pierre FROMENTEIL - Octobre 2025